D'abord, comme l'indiquent clairement les deux sources qui nous les rapportent, Suétone et Dion Cassius, les ultima verba du dictateur ont été prononcés en grec (καὶ σὺ τέκνον) et non en latin. Du reste, tu quoque, fili mi est impossible en latin classique : filius n'y a pas le sens non génétique (et Brutus n'était pas le fils de César, mais celui d'une vieille maîtresse), et de toute façon "mon fils", "m'fi", se dit gnate, non fili. Mais la formule fili mi, qui réunit commodément deux vocatifs irréguliers de la deuxième déclinaison, avait tout pour séduire les pédagogues modernes ; elle remonte probablement à Lhomond, l'illustre auteur du De Viris.
Est-ce à dire que César agonisant se souvenait de ses études et étalait son érudition ? Nullement. Il ne s'agit pas là d'une citation littéraire en attique classique (on aurait παῖ et non τέκνον, mot surtout hellénistique), mais bien d'une exclamation spontanée émise sous l'empire d'un sentiment violent, et qui amène César à retrouver la langue de son enfance, à savoir, comme pour tous les Romains de la classe supérieure, le grec et non le latin.
Mais il y a plus dérangeant encore pour nos souvenirs d'école. C'est que la tradition longtemps unanime qui voyait dans ces mots un douloureux reproche adressé à un "fils" indigne - c'est aussi dans ce sens que Shakespeare lui fait dire et tu, Brute ? tout aussi célèbre chez les Anglo-Saxons que le tu quoque chez nous - est aujourd'hui abandonnée.
Deux explications, qui d'ailleurs se rejoignent largement, sont maintenant avancées par les spécialistes. L'une part des sources figurées, l'autre des sources littéraires.
J. Russell, relevant des attestations d'un καὶ σύ apotropaïque sur des mosaïques et des bas-reliefs, voit dès lors dans les mots de César mourant l'équivalent du signe "des cornes". Le dictateur trahi ne manifesterait nullement son émotion ou sa surprise. À son "fils" indigne, il laisse pour dernier message : "je t'en souhaite autant, mon garçon !" Avouons que l'explication est non seulement séduisante, mais plus conforme à ce que nous savons du caractère du divin Jules...
P. Arnaud a fourni plus récemment une explication un peu différente, mais qui va dans le même sens, celui de l'expression d'une hostilité et d'une menace. On trouve en effet chez Suétone un parallèle frappant : Auguste aurait dit à Galba enfant, également en grec : "toi aussi, mon fils (καὶ σὺ τέκνον), tu grignoteras une partie de notre pouvoir". Une expression analogue est placée par Dion Cassius dans la bouche de Tibère s'adressant au même Galba. Dans les deux cas, il s'agit donc de prédire à quelqu'un qu'il exercera un jour le pouvoir absolu. Mais ces mots, pleins de paternelle bienveillance de la part d'un empereur assuré de la stabilité de son régime, prennent évidemment une valeur toute différente quand ils sont prononcés par César, fossoyeur du système républicain et assassiné, du moins officiellement, pour cette raison. Dire à Brutus qu'il participera un jour du même type de pouvoir que sa victime, c'est réduire à néant l'image de dernier défenseur de la libertas qu'il veut donner de lui-même, c'est l'accuser d'aspirer au même type de pouvoir qui fait de l'assassinat de César un tyrannicide - et donc annoncer et justifier d'avance la mort violente de Brutus lui-même.
Les derniers mots de César ne devaient donc rien au sentimentalisme - une faiblesse qui avait à vrai dire de quoi surprendre de la part du boucher d'Alésia... Ils contenaient un message précis, en l'occurrence une malédiction.
Michel Dubuisson, Université de Liège (source : http://www.class.ulg.ac.be/ressources/dossiers.html)
illustration : Vincenzo Camuccini, Mort de Jules César, 1798. Museo e Galleria Nazionali di Capodimonte, Naples. © Scala/Art Resource, NY