Voici le blog pédagogique de M. Cros.
Vous y trouverez des infos sur l'Antiquité et des pistes pour le latin.

samedi 7 février 2009

Tu quoque mi fili !

"Toi aussi, mon fils !" ou les derniers mots de César mourant, criant à Brutus, qu'il aimait comme son propre fils, sa douloureuse surprise de le voir parmi ses assassins : quoi de plus connu ? Si connu, en fait, que nombre d'entre nous sont encore capables de le dire en latin : tu quoque, fili mi...

D'abord, comme l'indiquent clairement les deux sources qui nous les rapportent, Suétone et Dion Cassius, les ultima verba du dictateur ont été prononcés en grec (καὶ σὺ τέκνον) et non en latin. Du reste, tu quoque, fili mi est impossible en latin classique : filius n'y a pas le sens non génétique (et Brutus n'était pas le fils de César, mais celui d'une vieille maîtresse), et de toute façon "mon fils", "m'fi", se dit gnate, non fili. Mais la formule fili mi, qui réunit commodément deux vocatifs irréguliers de la deuxième déclinaison, avait tout pour séduire les pédagogues modernes ; elle remonte probablement à Lhomond, l'illustre auteur du De Viris.
Est-ce à dire que César agonisant se souvenait de ses études et étalait son érudition ? Nullement. Il ne s'agit pas là d'une citation littéraire en attique classique (on aurait παῖ et non τέκνον, mot surtout hellénistique), mais bien d'une exclamation spontanée émise sous l'empire d'un sentiment violent, et qui amène César à retrouver la langue de son enfance, à savoir, comme pour tous les Romains de la classe supérieure, le grec et non le latin.
Mais il y a plus dérangeant encore pour nos souvenirs d'école. C'est que la tradition longtemps unanime qui voyait dans ces mots un douloureux reproche adressé à un "fils" indigne - c'est aussi dans ce sens que Shakespeare lui fait dire et tu, Brute ? tout aussi célèbre chez les Anglo-Saxons que le tu quoque chez nous - est aujourd'hui abandonnée.
Deux explications, qui d'ailleurs se rejoignent largement, sont maintenant avancées par les spécialistes. L'une part des sources figurées, l'autre des sources littéraires.
J. Russell, relevant des attestations d'un καὶ σύ apotropaïque sur des mosaïques et des bas-reliefs, voit dès lors dans les mots de César mourant l'équivalent du signe "des cornes". Le dictateur trahi ne manifesterait nullement son émotion ou sa surprise. À son "fils" indigne, il laisse pour dernier message : "je t'en souhaite autant, mon garçon !" Avouons que l'explication est non seulement séduisante, mais plus conforme à ce que nous savons du caractère du divin Jules...
P. Arnaud a fourni plus récemment une explication un peu différente, mais qui va dans le même sens, celui de l'expression d'une hostilité et d'une menace. On trouve en effet chez Suétone un parallèle frappant : Auguste aurait dit à Galba enfant, également en grec : "toi aussi, mon fils (καὶ σὺ τέκνον), tu grignoteras une partie de notre pouvoir". Une expression analogue est placée par Dion Cassius dans la bouche de Tibère s'adressant au même Galba. Dans les deux cas, il s'agit donc de prédire à quelqu'un qu'il exercera un jour le pouvoir absolu. Mais ces mots, pleins de paternelle bienveillance de la part d'un empereur assuré de la stabilité de son régime, prennent évidemment une valeur toute différente quand ils sont prononcés par César, fossoyeur du système républicain et assassiné, du moins officiellement, pour cette raison. Dire à Brutus qu'il participera un jour du même type de pouvoir que sa victime, c'est réduire à néant l'image de dernier défenseur de la libertas qu'il veut donner de lui-même, c'est l'accuser d'aspirer au même type de pouvoir qui fait de l'assassinat de César un tyrannicide - et donc annoncer et justifier d'avance la mort violente de Brutus lui-même.
Les derniers mots de César ne devaient donc rien au sentimentalisme - une faiblesse qui avait à vrai dire de quoi surprendre de la part du boucher d'Alésia... Ils contenaient un message précis, en l'occurrence une malédiction.

Michel Dubuisson, Université de Liège (source : http://www.class.ulg.ac.be/ressources/dossiers.html)

illustration : Vincenzo Camuccini, Mort de Jules César, 1798. Museo e Galleria Nazionali di Capodimonte, Naples. © Scala/Art Resource, NY

mardi 3 février 2009

Ave Caesar, morituri te salutant !

"Salut, César (ou Sire), ceux qui vont mourir te saluent." Nul n'ignore que les gladiateurs, à leur entrée dans l'arène, allaient tout droit vers la loge impériale pour s'acquitter de cette indispensable formalité. Un film d'ailleurs excellent, le Gladiator de Ridley Scott, vient encore de le rappeler - la scène y figure même deux fois.
Et pourtant, avant même de se mettre en quête de la source de cette formule, deux détails auraient dû étonner.

1. D'abord ave, en latin, n'est pas un "salut" ou un "bonjour" quelconque (comme salve) ; c'est le salut militaire réglementaire. Et les gladiateurs ne sont évidemment pas des soldats. Un gladiateur même retraité ne pourra d'ailleurs jamais s'engager dans l'armée : la profession qu'il a exercée le marque à jamais d' infamia (à peu près, déchéance des droits civils et politiques).

2. Ensuite et surtout, morituri est absurde : comment ceux qui vont mourir en seraient-ils déjà sûrs ? Ou bien tous sauraient-ils qu'ils vont mourir de toute façon ? Evidemment non : dans un combat singulier, il y a, par définition, un survivant sur deux, et d'ailleurs un gladiateur bien entraîné est un investissement qu'on ne sacrifiera pas à la légère - qu'on chouchoute autant, en fait, qu'un footballeur d'aujourd'hui. Le vaincu obtient donc, en pratique, toujours sa grâce (la venia ) - avec ou sans un geste du pouce, c'est une autre question

La source de la citation vient résoudre ces difficultés, tout en confirmant que la formule est aujourd'hui employée constamment à contresens.

L'empereur Claude, dont le règne fut marqué par de grands travaux, comme l'agrandissement du port d'Ostie, fit également assécher le lac Fucin. Une fois réalisé le canal qui devait permettre l'écoulement définitif des eaux, il y eut une cérémonie que Claude décida d'immortaliser par un spectacle mémorable : une naumachie, c'est-à-dire un combat naval en réel. La chose en soi n'était pas nouvelle : César et Auguste avaient déjà offert au peuple ce genre de divertissement, que les Flaviens organiseront au Colisée. Mais sur un vrai lac, c'était évidemment autre chose Qui étaient les figurants ? Non pas des gladiateurs, évidemment, mais des soldats et des marins de la flotte, de toute façon condamnés à mort pour désobéissance ou toute autre faute de service, et auxquels on avait réservé un mode d'exécution original et spectaculaire. Leur adresse à l'empereur était donc parfaitement naturelle. Ce qui le fut moins, et qui déclencha même un incident - c'est pour cette raison, en réalité, que Suétone s'y étend -, c'est que Claude, qui n'était évidemment pas censé leur répondre, marmonna de son habituelle voix indistincte (dont Juvénal, avec sa gentillesse habituelle, dit qu'elle faisait songer à celle d'un veau marin, c'est-à-dire un phoque) quelque chose que les soldats comprirent aut non : "ou bien non, peut-être pas". Pour la suite, il faut laisser la parole à Suétone. "A ces mots, puisqu'il leur avait fait grâce, plus aucun ne voulut combattre. Alors il fut longtemps à se demander s'il n'allait pas les exterminer par le fer et par le feu ; il finit par sauter de sa chaise et se mit à courir partout sur les berges du lac, non sans boitiller de façon grotesque, et à force de menaces et d'encouragements il finit par les décider à se battre."

Ave, Caesar, morituri La formule est donc authentique (on serait tenté de dire : pour une fois), mais elle n'a pas du tout la portée qu'on lui donne aujourd'hui : il s'agit d'un épisode bien précis et non d'une règle générale, et qui, de toute façon, n'a rien à voir avec les gladiateurs.

Michel Dubuisson, Université de Liège (source : http://www.class.ulg.ac.be/ressources/dossiers.html)

dimanche 1 février 2009

Le Martyre de Sainte-Agnès

C'est avec les 5e puis les 3e latinistes que nous sommes allés écouter une conférence sur le tableau de Joseph-Désiré Court : Le Martyre de Sainte-Agnès dans le Forum romain en 303, sous Dioclétien.
Joseph-Désiré Court (1797-1865) fut un peintre officiel du XIXe siècle, de formation académique et classique, à l'époque en fin de carrière et reconnu, qui répondit par ce tableau à une commande officielle de l'empereur Napoléon III, faite en 1858. Le sujet, apocryphe, est tiré de la Légende dorée de Jacques de Voragine (XIIIe siècle).
En entrant dans la cour des sculptures du musée de Beaux-Arts de Rouen, on ne peut pas le manquer : 4,96 sur 8,15 m. Pourtant, Court l'a exécuté en quelques mois seulement. Ce tableau vient d'être restauré (pour un coût d'environ 70 000 €) après avoir passé 80 ans dans les réserves, mal roulé, sans mesure particulière de protection.
Ce serait le tableau le plus ancien représentant le forum romain tel qu'il pouvait être dans l'antiquité. Bien sûr, il comporte de nombreuses erreurs car il repose sur la documentation scientifique et archéologique de l'époque. Ainsi, les temples de Jupiter Capitolin et de Junon Moneta sont inversés ! Court avait lui-même vu le site quand il se trouvait à l'Académie de Rome. Il a également amplifié les dimensions du forum, qui semble gigantesque. Il a aussi surélevé le Capitole. Le sujet hagiographique au premier plan ne semble plus qu'une anecdote dans ce décor grandiose.