Voici le blog pédagogique de M. Cros.
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dimanche 6 novembre 2011

Romulus et Rémus

Dans le chapitre intitulé "Collines", l'auteur évoque le destin des deux jumeaux.

Les deux frères avaient quitté Albe la Longue. […] Des criminels bannis, des esclaves fugitifs, des commerçants ruinés s'étaient joints à eux, qui n'avaient rien à perdre que leurs chaînes, qu'un passé douloureux, que la vengeance d'un clan. Sans y penser, les deux frères étaient retournés là même où un berger les avait secrètement élevés. Mais il était trop tard : le vieux Faustulus était mort depuis longtemps, et sa femme l'avait suivi dans la tombe, tandis que leur souvenir même s'évaporait lentement dans la mémoire obtuse des paysans du coin. La région était inhospitalière et déserte. Des marais la rendaient insalubre, les ronces et les roseaux y prospéraient sans frein ; mais il y avait là l'un des rares points de passage sur le Tibre, à gué, à la hauteur d'une île, entre les terres des Étrusques et celles des Albains. Ils espéraient que les guerres ne dureraient pas toujours, que le commerce alors les favoriserait. En chemin, ils avaient établi des règles pour ce futur royaume prétendant échapper à toute fatalité : dans l'enceinte de la ville, la mort serait proscrite. Ils en traceraient le large contour avec un araire, selon un rite qu'ils veilleraient à faire connaître au nord et au sud, à l'est et à l'ouest : pour tirer l'araire, ils attelleraient une vache et un taureau, en prenant soin d'expliquer à tous la signification de leur geste ; la femelle à l'extérieur, pour annoncer la paix ; le mâle à l'intérieur, pour signifier la puissance qui ferait périr quiconque franchirait la muraille sans y être invité.
Cependant il leur faut un roi. Les deux frères conviennent qu'il ne peut y en avoir qu'un. Chacun se postera sur sa colline préférée. Romulus sur le Palatin, Remus sur l'Aventin ; et chacun de leurs compagnons d'aventure a choisi son champion. On se sépare le cœur léger, on rit et on plaisante. Il suffit d'attendre un signe indubitable du ciel et des dieux qui le hantent. Il n'a jamais fait aussi beau. Il semble que la nature elle-même retient son souffle : pas un nuage, aucun vent. Au-dessus de l'Aventin Remus voit s'avancer six vautours. Ce signe-là se comprend de soi-même : le vautour est le moins nuisible des animaux, qui ne touche à rien de ce que sèment, plantent ou élèvent les hommes ; qui ne blesse ni ne tue aucun être vivant; qui respecte ses semblables, ne mange jamais leurs cadavres, glisse au-dessus des choses. Remus sera roi. Il envoie un messager en informer Romulus, mais celui-ci revient promptement, ayant croisé à mi-chemin un héraut dépêché par Romulus, et qui proclame que tous ont vu planer, à la verticale du Palatin, un vol de douze vautours. L'entourage de Remus le presse de faire valoir l'antériorité de son présage sur le nombre des rapaces de son frère ; mais Remus refuse, et déclare aussitôt qu'il s'incline devant la volonté manifeste des dieux. C'est l'hiver et la nuit va tomber, peuplée de loups féroces. On attendra le lendemain pour aller s'agenouiller devant le premier roi de ce monde nouveau.
Le lendemain, Remus se met en marche en direction du Palatin. Il traverse les bois, seul, avant l'aube. Il veut être le premier à saluer son frère ; dans le jour naissant, il escalade la colline, gagne le campement de son frère, le réveille ; mais celui-ci le considère avec horreur et, se levant précipitamment, il court consulter la trace des pas de Remus, qui a froissé les herbes constellées de rosée. Remus, sans s'en apercevoir, a enjambé l'enceinte sacrée que toute la nuit Romulus a tracée, pour en faire la surprise à son frère et au monde. Ensuite ils ont bien cherché un moyen de corriger ce sacrilège, mais le mal est fait. Tous ceux qui s'éveillent maintenant détournent leurs regards des deux frères enlacés et en pleurs. Remus demande à se retirer dans une tente pour réfléchir à la conduite à adopter. Il s'y laisse tomber sur son épée, et Romulus ne peut que constater sa mort. Ce geste confirme Romulus dans un soupçon terrible : Remus aurait fait un meilleur roi que lui. N'a-t-il pas choisi de sacrifier jusqu'à sa vie pour respecter la destinée ?
Romulus lui offre des obsèques solennelles. Le bûcher brûle pendant trois jours. Il nomme le nouveau royaume d'après son frère. Ensuite il se met à régner. Il tâche de maintenir la mort en dehors de Rome, autant qu'il lui est possible, porte pour cela la guerre jusqu'aux confins du monde. Il crée un sanctuaire d'un genre nouveau, auquel il donne le nom du dieu Asile : désormais, quiconque viendra ici pourra jeter sur une pierre noire, au pied du Capitole, une poignée de sa terre natale et faire ainsi de Rome sa nouvelle métropole. Pour sa part, Romulus y a secrètement déposé, une nuit, les cendres de son frère ; sous les étoiles il s'est juré de faire de cette fosse le centre de son monde, le nombril de sa ville, l'ombilic de ses rêves. Personne d'autre, jamais, n'aura le droit d'être inhumé à Rome : on jettera les condamnés dehors, de la roche Tarpéienne ; ils s'écraseront au pied de la muraille, et les bêtes sauvages disposeront de leurs charognes. Et les rois eux-mêmes, on brûlera leur dépouille, et l'on dispersera leurs cendres, dans l'air indifférent du soir.

Stéphane AUDEGUY, Rom@, Gallimard, 2011

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